Baiserai-je ?

Publié le par Bernard Revel

Baiserai-je ?

Baiserai-je ?

A quoi tient une réputation ! Jadis, Virginie Despentes n’aurait guère fait scandale avec « baise-moi », titre de son premier roman paru en 1994. Le mot n’était alors que touchante délicatesse et Louise Labé (1520-1565) pouvait dans un sonnet écrire sans s’attirer les foudres des gardiens de la morale : « Baise m’encore, rebaise-moi et baise ». Elle ne demandait qu’à être embrassée. Ce dernier terme a d’ailleurs supplanté baiser malgré Littré qui écrit dans son dictionnaire : « C’est à grand tort que plusieurs écrivains remplacent baiser par embrasser. On lit souvent : il lui embrasse les mains. Ainsi défigurée, la locution devient ridicule ». Comment le verbe embrasser, c’est-à-dire serrer quelqu’un dans ses bras, a-t-il pu finir par signifier « appliquer sa bouche sur le visage, la main ou un objet quelconque » ? Encore un mystère de la langue française, laquelle, autre curiosité, n’a pas cru bon de faire évoluer le substantif (le baiser) comme le verbe. Donner un baiser n’est pas baiser.

Dans « Le Malade imaginaire », Diafoirus, sur le point d’être présenté à une « personne du sexe », s’interroge en tout bien tout honneur : « Baiserai-je ? » Encore qu’on puisse imaginer que ce coquin de Molière ait joué sur les ambiguïtés du verbe qui, si l’on en croit le Robert, commence à prendre au XVIème siècle le sens « vulgaire » de « posséder sexuellement ».

Ayant perdu, selon l’expression du Robert, son « usage décent », il quitte les sentiers glorieux de la littérature et, devenu un gros mot, entre dans la clandestinité. Avant Virginie Despentes, il faisait plutôt partie du vocabulaire masculin. Le mâle moderne se considère volontiers comme un baiseur qui classe les femmes en baisables, imbaisables, baisées et mal baisées. L’homme baise, la femme est baisée. Elle a longtemps répugné à s’approprier ce verbe qui lui donne un rôle passif et avilissant. Dans les romans d’amour et au cinéma, elle préfère dire à son amant : « Aime-moi ! » ou, un peu plus osé : « Prends-moi ! »

Il faut la révolution culturelle des années 60 pour que l’expression « faire l’amour avec » entre dans les mœurs, après que Michel Polnareff l’eut définitivement imposée dans un tube qui choqua quelques mères et pères la pudeur. Enfin, la femme n’était plus possédée. En « faisant l’amour » elle se mettait, si j’ose dire, sur le même pied d’égalité que son partenaire. Cela n’a pas duré longtemps.

Le clan des baiseurs a, peu à peu, redressé la tête et le mot, devenu aujourd’hui l’un des plus employés de la langue parlée, au sens propre comme au sens figuré, consacre le triomphe du mâle. Contrairement à ses aînées, et pour mieux en faire surgir la crudité, Virginie Despentes va plus loin : « Baise-moi, et meurs ! » écrit-elle. La femme devient mante religieuse. L’homme est pris dans son propre piège. Il a voulu introduire en amour un rapport de force et il tombe sur plus fort que lui. Le marquis de Sade lui-même n’en reviendrait pas.

Mais au fond, n’est-ce pas toujours la même histoire qui se répète ? Derrière les mots qui changent au gré des époques, des modes, des convenances, n’y a-t-il pas toujours les mêmes désirs, la même violence ? Quand Phèdre avoue à Hyppolyte qu’elle « brûle » pour lui, c’est sa façon à elle de dire, en signant son arrêt de mort, « baise-moi ! ». Et dans « Quai des brumes », lorsque Jean Gabin murmure à Michèle Morgan : « T’as de beaux yeux, tu sais ? » et qu’elle lui répond : « Embrassez-moi », ne faut-il pas plutôt entendre ce qu’ils ne pouvaient dire mais explique mieux l’élan de l’un vers l’autre. Lui : « T’as un beau cul, tu sais ? » Elle : « Baisez-moi ».

Les pensées sont nues. Les mots les ont longtemps habillées de décence. Seuls quelques poètes comme Baudelaire ou Léo Ferré ont su trouver les mots crus qui déshabillent. Mais ça ne plaît pas à tout le monde. L’âme humaine cache de trop vilaines choses. Il n’est guère agréable de la voir se balader à poil. Avouez qu’elle a plus d’allure, enveloppée dans un vers de Racine, de Hugo ou de tout autre poète qui prend son luth et me donne un baiser.

 

 

Publié dans CAUSE TOUJOURS…

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