Une histoire d'amour

Publié le par Bernard Revel

Une histoire d'amour

                                                       Une histoire d’amour

 

Elles sont bêtes, les filles. Elles se prennent pour des vedettes. C’est surtout Rose-Marie qu’on entend. Ma sœur chante moins fort. Mais Rose-Marie a une voix puissante. Et puis, elle connaît des chansons par cœur. Pas beaucoup, trois ou quatre. Alors, moi aussi je commence à les connaître. Celle-là, surtout. Je l’ai toujours en tête, ces jours-ci. Je me la chante intérieurement. Ça parle d’amour, bien sûr. Toutes les chansons parlent d’amour. Parfois, je me trahis. Je la sifflote. Et puis, j’ai honte. Je ne voudrais pas que les copains m’entendent. C’est bon pour les filles, ces bêtises. Elles font des manières en chantant. Surtout Rose-Marie. Elle se prend pour Gloria Lasso. Pourtant, elle ne lui ressemble pas du tout. Elle est toute maigre. Bon, je ferais mieux d’aller dans la rue.

Elles sont dans la cage d’escalier. Elles ne font même pas attention à moi. Ma sœur est assise sur la première marche. Elle fait le public. Rose-Marie, en hauteur, s’égosille. « Ma complainte c’est la plainte de deux cœurs ». Je sors. Dans la rue, un autre concert m’attend. Du fer chante sur du gravier. C’est la charrette de monsieur Roda. Je marche à côté du cheval. Mais il n’y a rien à faire. Cet air trotte dans ma tête et il va me poursuivre, je le sais, de la rue Condorcet à la Jourre et du « Ciment » à la rue Jules Ferry. Pour la millième fois, je vais répéter ces paroles obscures : « C’est l’histoire d’un amour éternel et banal Qui apporte chaque jour tout le bien tout le mal ». J’entends la jolie petite voix de Gloria Lasso. Elle a un beau visage espagnol, cette dame. Elle me fait penser à ma mère. Cet amour éternel et banal, c’est quelque chose qui me fait peur. J’espère que ça ne m’arrivera jamais. Si ça doit m’apporter tout le bien chaque jour, passe encore, mais tout le mal, pourquoi ? Pourquoi ces « soirées d’angoisse » et ces « matins merveilleux » ? Si c’est ça l’amour, merci.

Et ces deux filles qui le chante à gorges déployées dans l’escalier sans même se rendre compte. Elles font des manières, elles font les belles. Qu’elles sont bêtes ! « Et naïve ou bien profonde C’est la seule chanson du monde Qui ne finira jamais ». C’est vrai qu’elle ne finit jamais cette chanson. Ce sont toujours les mêmes mots qui tournent et retournent. Pourtant, j’en connais d’autres. Parfois, je fredonne « L’amour est un bouquet de violettes », « Milord », « Gondolier » pour faire diversion. Mais elle revient au galop, plus vite que le cheval de monsieur Roda. « Avec l’heure où l’on s’en lasse, celle où l’on se dit adieu ». Je la connais par cœur moi aussi. Je l’ai copiée sur un cahier en cachette. Mais ma sœur, elle l’a trouvée. Je m’en suis aperçu parce qu’elle a barré un passage et écrit au-dessus : « Où l’on s’enlace, idiot ! »

Ça m’était bien égal, à moi. Un garçon a des choses plus importantes à faire qu’à essayer de trouver un sens aux chansons de Gloria Lasso. Explorer la Jourre, piquer des fruits dans un jardin, sonner aux portes, « rôder » jusqu’au lavoir de Peyronnet, c’était ça, la vie. Mais c’est vrai qu’on était influencés, quand même. La radio, les mères, les sœurs, les copines rabâchaient les mêmes refrains : « Etranger au paradis », « Buenas noches mi amor », « Sombreros et mantilles ». J’avais parfois l’impression que même ma souris bleue, quand elle poussait des petits cris aigus, essayait d’imiter Gloria Lasso.

Emporté par la foule, je l’ai été, ce soir-là. Le square était noir de monde. Toute la ville était là. Nous avions trouvé place un peu trop sur la droite, là où des platanes vous obligent à faire des contorsions. Pour passer le temps, Rose-Marie et ma sœur débitaient le répertoire de la vedette que nous allions voir, enfin, en chair et en os, sur la scène dressée devant les douches municipales. Ça me faisait quelque chose de penser que Gloria Lasso se préparait peut-être dans un de ces réduits aux faïences abîmées où, le samedi, à l’abri des murs, je chantais à tue-tête sous la douche, en roulant les r, « Mon histoire c’est l’histoire qu’on connaît Ceux qui s’aiment jouent la même je le sais » jusqu’au moment où le gardien, monsieur Franc, venait frapper à la porte pour que je déguerpisse au plus vite, le temps réglementaire étant largement dépassé.

On lui a fait un triomphe, ce soir-là, à Gloria Lasso. J’ai applaudi comme tout le monde. C’est alors que j’ai fait quelque chose qui m’a surpris moi-même. Je me suis faufilé derrière le bâtiment des douches où des gens se pressaient pour voir sortir sa vedette. Au bout d’un moment une grosse voiture, de marque américaine, je crois, s’est frayée un passage jusqu’à la porte. J’étais trop petit. Je ne voyais rien. Mais il y eut soudain des cris et un mouvement m’a emporté. Puis les gens se sont écartés et la voiture est passée devant moi. Ma tête arrivait juste au niveau de la fenêtre arrière qui était ouverte. Et soudain, apparut un visage de madone, tout près du mien. Gloria ! Elle prit ma main et la serra. Jamais je n’avais ressenti une telle émotion. Mon cœur s’affolait.

C’est ainsi que je fus emporté dans le tourbillon de « la seule chanson du monde qui ne finira jamais. »

 

Publié dans CAUSE TOUJOURS…

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I
Bravo, Bernard, pour cette histoire entraînante comme la chanson... Et merci, Gilbert, de l'avoir ajoutée, par l'artiste elle-même, en bas de page.<br /> Alors voilà le résultat : je l'ai sifflotée toute la journée, depuis ce matin. A midi, fatiguée, j'ai allumé la radio pour entendre autre chose. Mais voilà, elle est revenue, elle est là (non pas la solitude, dixit Barbara), mais la petite rengaine qui vous ensoleille dans ses filets de romantisme un peu désuet...
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