Les jardins secrets de Françoise Wursteisen

Publié le par Bernard Revel

Les jardins secrets de Françoise Wursteisen
Les jardins secrets de Françoise Wursteisen

Les jardins secrets de Françoise Wursteisen

 

Chaque après-midi, elle allait en voiture quelque part dans la campagne roussillonnaise, aux alentours de sa maison, s’aventurait dans les chemins de terre et s’arrêtait quand, à l’apparition d’un paysage, un mas, une chapelle, une ruine, elle se disait : c’est ici. Elle posait un carnet ou une plaque d’isorel sur le volant et, au crayon ou avec de fins pinceaux, dans cet espace peu pratique, patiemment, avec la plus grande minutie, elle donnait forme en miniature à ce qu’elle voyait. « J’aime la simplicité de paysages que personne ne trouverait beaux mais qui, pour moi, recèlent un au-delà, une poésie que j’espère transmettre », écrivait-elle en 2010.

Françoise Wursteisen est décédée le 28 juin 2016.

Cette Parisienne avait découvert le Roussillon au printemps 1964 lorsque Georges, son mari d’origine alsacienne, vint y exercer sa profession d’architecte. Leur célèbre maison solaire à Cabestany, construction pionnière conçue par lui, décorée, embellie par elle, où ils ont vécu avec leurs quatre enfants, est devenue la partie la plus visible de leur différence dans un territoire qui, s’il les avait adoptés, n’en restait pas moins éloigné de leurs choix écologistes. Leur façon de voir les choses  a d’abord trouvé son expression dans ce lieu de vie qu’ils ont voulu, et c’est ce même regard porté sur les paysages qui a fait de Françoise une artiste. Peut-être n’en a-t-elle eu conscience elle-même que progressivement. Mais aujourd’hui, grâce à l’exposition-rétrospective que Georges a préparée avec amour comme un hommage et avec aussi, a-t-il confié, « le regret de ne l’avoir pas soutenue plus activement dans sa passion », cela éclate comme une évidence.

Dans ces gouaches, ces huiles, ces dessins, pas un seul monument, haut-lieu ou décor de carte postale qui font la fierté du peuple catalan et la joie des touristes. Le regard de Françoise s’accrochait à autre chose. L’écrivain Pierre Michon racontait des « vies minuscules ». Elle, ce sont les paysages minuscules qui l’attiraient. Des paysages modestes qui nous entourent et n’ont droit souvent qu’à notre indifférence. Et voilà qu’en parcourant l’exposition, en allant lentement d’un petit tableau à l’autre, quelque chose d’inexprimable nous bouleverse, comme si des images lointaines nous apparaissaient enfin, par-delà le temps, dans toute leur beauté retrouvée. Françoise Wursteisen, femme discrète qui ne recherchait pas le succès et préférait créer plutôt qu’exposer, portait en elle ces mots de Paul Valéry : « Une œuvre d’art devrait toujours vous apprendre que nous n’avions pas vu – ou perçu ou senti – ce que nous avons vu ». Ses œuvres sont sa réponse au poète. 

Comment une autodidacte est-elle parvenue à atteindre ce but ? C’est tout le secret de son talent. N’étant pas expert en la matière, je me garderai bien de donner une quelconque explication. On ne peut du reste avoir meilleur guide dans cette exposition que l’émotion qu’elle nous donne. Dès les huiles des années 80, dans la première salle, le « réalisme très intériorisé » de l’artiste, pour reprendre le terme employé jadis par Georges-Henry Gourrier dans l’Indépendant, nous happe. Villages, bâtiments - maternité suisse d’Elne, cabanes de pécheurs, mas isolés, baie de Paulilles - émergent d’un environnement encore cultivé dont les infimes détails finement nuancés font ressortir les jeux d’ombres et de lumière. Dans une autre salle, des œuvres plus récentes ne représentent plus que la nature elle-même, livrée à l’abandon ou en voie de l’être. Les friches gagnent du terrain. Françoise Wursteisen adoucit ses couleurs. Son pinceau parvient à rendre visibles les vibrations de l’air. Une poésie mélancolique se dégage de ces tableaux dans lesquels on entre comme on se recueille. Ils pourraient nous venir de temps très anciens, de notre enfance ou alors préfigurer un avenir où toute forme d’agriculture aurait disparu, dernière étape avant l’invasion du béton. Sous la sérénité trompeuse se terre une menace. C’est l’avertissement que nous donne l’artiste.

Et ce n’est pas un hasard si, ni l’homme ni l’animal n’apparaissent jamais. Ils sont là pourtant. Leur présence est en filigrane dans les ceps ayant échappé à l’arrachage, les murs de pierres aux volets fermés, les chemins tracés par les pas, les pêchers en fleurs. Une vie en creux d’autant plus précieuse qu’elle se révèle, au fond - et c’est sans doute le message de l’artiste - comme la véritable œuvre d’art qu’il s’agit de préserver.

Je l’imagine dans sa voiture, penchée sur le volant transformé en chevalet, une caisse auprès d’elle, contenant tubes de peinture, crayons, pinceaux et chiffons. Son regard saute du paysage choisi à la surface lisse de l’isorel qu’elle couvre peu à peu des couleurs de fond patiemment élaborées sur sa palette jusqu’à ce qu’elles se confondent avec celles du ciel, des arbres, de la terre. Combien de temps lui faut-il ensuite pour capturer les innombrables détails que ses yeux absorbent et qui renaissent sous son pinceau, si petits, si fins ? Elle seule savait ce qui lui en coûtait en heures, en jours et en persévérance. Ses paysages que nous contemplons aujourd’hui, qui semblent ne tenir que par un fil et paraissent en même temps éternels, étaient ses jardins secrets.

 

 

L’exposition « Lumières du Roussillon », peintures et dessins de Françoise Wursteisen, est à voir au Palais des Rois de Majorque, tous les jours de 9h à 17h, jusqu’au 9 décembre 2018.

 

 

Les jardins secrets de Françoise Wursteisen

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