Toll de Clipperton

Publié le par Bernard Revel

Toll de Clipperton

Toll de Clipperton

 

J’ai connu Toll sur un lit d’hôpital. La première chose que je vis en ouvrant les yeux fut sa jambe plâtrée maintenue en l’air par des câbles. Je me réveillai d’une opération de l’appendicite. J’entendais des gémissements et, dans une sorte de brume, la boule de longs cheveux noirs qui s’agitait tout près de moi, se redressa. Lequel des deux était le plus stupéfait ? Je ne saurais le dire. C’était comme si j’étais transporté dans une bande dessinée d’Hugo Pratt. Je venais de reconnaître Tutazua, ce garçon descendant des Jivaros que rencontre Corto Maltese quelque part au Pérou. Que faisait-il là ?

Plus tard, ayant retrouvé l’ordinaire de la réalité, j’appris par une infirmière que mon jeune voisin était une énigme. Il semblait être tombé d’une autre planète. Pendant trois jours, il resta muet. De temps en temps, je lui posais une question. Il me regardait puis tournait la tête vers la fenêtre. C’est au matin du quatrième jour qu’il décida de me faire confiance. A présent qu’il a regagné son rocher je peux raconter son histoire.

Toll est un petit Français du bout du monde. Quand il m’a dit qu’il venait de l’île de Clipperton, je ne l’ai pas cru. Tout le monde sait que ce minuscule atoll inhospitalier perdu dans le Pacifique n’est peuplé que d’oiseaux. Et pourtant, Toll est né là-bas. « Nous sommes une espèce en voie de disparition, dit-il. Notre existence est un secret d’Etat ». Son père a fait le service militaire à Perpignan. Le rêve de Toll était de visiter cette ville. Toute la communauté de Clipperton, forte d’une cinquantaine de personnes, décida, pour ses 18 ans, de lui payer le voyage. Il prit le bateau, l’avion et le train comme un automate, assommé par la nouveauté.

Longtemps il avait pensé que le jour où il arriverait à Perpignan serait le plus beau de sa vie. Pourtant, lorsqu’il sortit de la gare c’est la peur qui l’envahit. Il se souvint des paroles de son père : « Observe bien les gens et fais comme eux ». Il n’avait rien mangé depuis la veille. Le sac que sa mère avait rempli d’épaisses tranches de thon fumé était vide. Comment fait-on pour se nourrir ici ? Il trouva la réponse au bout d’une longue rue envahie de voitures qui le firent sursauter plusieurs fois jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il devait suivre le flot des marcheurs sur le côté. Un homme assis devant un magasin montrait aux gens un carton sur lequel était écrit : « J’ai faim ». Comme c’est pratique, se dit Toll. Il s’assit par terre lui aussi, écrivit la même chose sur une page de son cahier et attendit. N’ayant reçu rien d’autre que des pièces jaunes, il se demanda au bout d’une heure si les gens de cette ville comprenaient le français. Il se leva et, pour oublier sa fringale, marcha droit devant lui.

Sur un vaste espace rempli de voitures, il observa les gens. Ceux qui arrivaient entraient dans un bâtiment en poussant un chariot métallique vide. Et ceux qui sortaient du magasin poussaient un chariot plein de victuailles.

C’était donc ça ! Toll vit qu’une simple pièce donnait droit au chariot. Et ça marcha avec la monnaie qu’il avait récoltée tout à l’heure. Il allait enfin pouvoir manger. Il entra dans un vrai paradis. Il fit comme tout le monde. Il se fit remettre des kilos de poisson frais et avala quelques sardines sans se soucier des regards surpris.

Fromages, pâtés, fines tranches de jambon, il mangeait et remplissait son chariot en même temps. Lorsqu’il voulut sortir du magasin, il comprit qu’il y aurait un problème. Les gens faisaient la queue pour décharger leur chariot et le remplir à nouveau. Il les voyait donner des billets à une femme qui avait trouvé là, pensa-t-il, un bon moyen de s’enrichir. Toll fut soudain pris de panique. Il abandonna son chariot et s’enfuit.

Devant la porte d’un grand bâtiment, il lut : « Concert gratuit ». Il entra. Un homme jouait du piano. Toll s’assit dans un fauteuil confortable. Un fracas le tira soudain de sa somnolence. Les gens frappaient dans leurs mains avec frénésie. Ils manifestaient bruyamment leur soulagement. Mais le pianiste s’acharna à nouveau sur son instrument dans un silence de plomb. Toll était abasourdi. Allaient-ils supporter cela longtemps ? Ils craquèrent soudain et leur jeu de mains reprit de plus belle. Le musicien se leva et s’inclina, honteux sans doute. Mais il ne renonça pas et la musique reprit. Las de ce bras de fer absurde, Toll quitta la salle.

Il allait au hasard. Il entendit des cris féroces. Mais au lieu de fuir, il se fit un devoir d’observer, comme le lui avait conseillé son père. Il se retrouva dans un grand terrain noir de monde. Au milieu, des hommes aux jambes nues se disputaient un ballon. Toll étudia un long moment ces étranges comportements puis il comprit qu’on venait ici pour s’amuser. La règle lui parut simple. Si le joueur qui avait le ballon portait un maillot rouge, il fallait l’acclamer. S’il portait un maillot bleu, il fallait le siffler. Toll aimait bien siffler. A Clipperton, il montait au sommet du rocher et on l’entendait d’un bout de l’île à l’autre. Il commença à siffler timidement. Et puis, il s’enhardit. Soudain, il donna toute sa puissance. Le son strident qu’il émit recouvrit le stade et frappa de stupeur la foule. Toll était très fier de son effet. Malheureusement, il s’était trompé d’équipe. Des types le regardaient d’un air menaçant. C’est eux qui l’envoyèrent à l’hôpital.

Je viens de recevoir une lettre de Toll. Il est bien arrivé à Clipperton. Là-bas, c’est la saison des tempêtes. L’eau envahit tout.

« La vie est trop dure chez vous », m’écrit-il.
 

Dessin de Béatrice Revel

 

Toll de Clipperton

Publié dans CAUSE TOUJOURS…

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