Etes-vous Brassens ?

Publié le par Bernard Revel

Etes-vous Brassens ?


Paris, 9 mars 1952, chez Patachou, place du Tertre. Ce n’est pas bien grand et la scène est minuscule. Des volutes de fumée jouent avec un éclairage légèrement bleuté. Au plafond, pendent des bouts de cravates. Il arrive que Patachou demande à un spectateur de reprendre un refrain et s’il refuse, elle lui coupe la cravate à la grande joie du public. Mais quand elle chante, le silence est total, ponctué de rires et d’exclamations cependant, lorsqu’il est question d’une jeune fille qui « dégrafait son corsage pour donner la gougoutte à son chat »  ou des « amoureux qui s’bécotent sur les bancs publics », refrains qu’elle entonne pour la première fois. Ici, le public apprécie les chansons à textes. Après plusieurs rappels, Patachou revient sur scène, alors que les spectateurs commencent à se lever pour partir.
Il est 1 heure du matin. Elle écarte les bras comme pour les retenir tous et dit avec cette gouaille un peu provocante qui fait son charme : « Je vous ai chanté Brave Margot, La Prière, Les Bancs publics, je vous ai dit que c’était d’un dénommé Brassens. Il est là, il a d’autres chansons, il ne sait pas tellement bien chanter, il ne sait pas tellement bien jouer de la guitare, il ne sait pas tellement bien se tenir en scène, visiblement il n’aime pas ça, mais si vous voulez passer un moment agréable, restez. C’est la première fois qu’il se produit. Alors, hein, ne le charriez pas… »
Quelques personnes applaudissent. La moitié des spectateurs s’en vont. Et on attend. La chanteuse, tournée vers les coulisses, commence à se sentir ridicule avec son bras levé pour accueillir celui qu’elle a annoncé et qui ne vient pas. Alors, d’un saut, elle disparaît sur le côté. Derrière les rideaux, on entend comme un remue-ménage.

Un gros bonhomme en veste de velours apparaît enfin sur scène, poussé par Patachou dont on ne voit que les bras. A sa main, une guitare, comme on tient un balai. Les cheveux longs, frisés, le regard sombre, la bouche enfouie sous une épaisse moustache, il fait carrément la gueule. Tout embarrassé de son corps, il hésite un instant. On a l’impression qu’il va s’enfuir. Mais Patachou veille au grain. Elle s’assoit sur une chaise, juste au pied de la scène. Son regard semble redonner du courage au bonhomme. Il pose le pied gauche sur un tabouret, s’accroche à sa guitare comme à une bouée, quelques accords s’élèvent. Toute la salle souffre pour lui. Dans cette atmosphère enfumée, le malaise est général. Le dénommé Brassens se lance : « C’est à travers de larges grilles Que les femelles du canton Contemplaient un puissant gorille Sans souci du qu’en dira-t-on… » La voix est sourde, bougonne, monocorde, mal assurée. Le type sue à grosses gouttes. Mais les mots captivent immédiatement le public. Il y a un contraste total entre ce qu’il entend et ce qu’il voit. Ce chanteur taciturne, mal dans sa peau, dit des choses stupéfiantes. Au bout de quelques couplets, les « gare au gorille » font leur effet. Des rires fusent. Seul Brassens reste sérieux comme un pape. Ses yeux trahissent son inquiétude à chaque audace du texte, comme s’il s’attendait à recevoir des tomates ou autres projectiles. Aux dernières notes de la chanson, tandis que les applaudissements crépitent, il reste impassible, raide, comme indifférent. En réalité, il est toujours mort de trouille. Il accroche son regard à celui de Patachou qui chuchote : « Hécatombe ! » Et Brassens, sans attendre que le silence soit revenu, amène un public très vite hilare « au marché de Brive-la-Gaillarde ». Il est en nage. Une pluie de sueur tombe sur les premiers rangs. Certains spectateurs diront plus tard qu’il leur a craché dessus. Cela correspondrait bien, en effet, avec ce drôle de personnage. Ne l’entend-on pas, entre deux couplets, proférer des gros mots ? Justement, il chante à présent «La mauvaise réputation ». C’est tout lui, ça, ce type qui « pass’ pour un je-ne-sais-quoi ». Mais comme il a raison quand il dit : « Les brav’s gens n’aiment pas que L’on suive une autre route qu’eux ». Chaque chanson est reçue comme un choc. C’est comme la naissance d’un nouveau monde, à coups de petits portraits à la fois truculents et émouvants où coulent étroitement mêlées, la poésie et la révolte. Le public est aux anges. Ce malotru ne lui laisse aucun répit. Il doit vite abandonner « un coin d’paradis » qui l’enchante pour écouter l’histoire édifiante de « Corne d’aurochs ». C’est un triomphe. Brassens ne salue pas. Il disparaît derrière la scène.
George Brassens a 31 ans. Une nouvelle vie commence pour l’enfant de Sète monté à Paris en 1940, à l’âge de 19 ans, en rêvant d’être Charles Trenet qui, 10 ans avant lui, à 17 ans, avait quitté Perpignan pour conquérir la capitale. Il fallut sept ans à Charles pour devenir le Fou chantant. Il en faudra douze à Georges pour devenir « le polisson de la chanson ».
Après des années de vache enragée ruminées impasse Florimont sous le toit de Jeanne et de Marcel Planche « l’Auvergnat »,  après quelques tentatives ratées dans des cabarets sourds à ses chansons, sa rencontre avec Patachou est la bonne. Il avait fallu, pourtant, que ses copains sétois de Paris Match, Victor Laville et Roger Thérond, qui avaient obtenu un rendez-vous grâce à Pierre Galante, chroniqueur mondain de l’hebdomadaire, le traînent dans ce cabaret montmartrois où « la maîtresse de céans » l’ayant enfin entendu chanter laissa tomber sa prédiction : « Dans quelques mois, il sera plus célèbre que moi ! » Il en est un qui partage complètement cet avis. C’est le violoniste-bassiste de l’orchestre Léo Clarens qui accompagne Patachou. Pierre Nicolas deviendra bientôt, jusqu’à la fin des temps, la contrebasse de Georges Brassens.
A cette époque, les grandes vedettes sont Tino Rossi, Edith Piaf, Yves Montand et, bien sûr, Charles Trenet au sommet de son art avec « La mer », « Que reste-t-il de nos amours » et « L’âme des poètes ». Les succès du moment vont d’ « Etoile des neiges » chanté par Line Renaud à « Le P’tit Bonheur » de Félix Leclerc, en passant par « Deux petits chaussons » (André Claveau), « Tire l’aiguille » (Renée Lebas) et « Comme un p’tit coquelicot » (Mouloudji). Georges Brassens détonne dans ce petit monde du music-hall. La réputation, mauvaise bien sûr, de ce chanteur qui, dit-on, insulte le public, est vite faite. Elle a un goût de scandale.

Tous les soirs, toujours aussi empoté et irrésistible, il se produit chez Patachou. Il plait à Jacques Canetti, directeur artistique de Polydor-Philips, qui, quelques semaines plus tard, le fait passer aux Trois Baudets dont il est le patron et l’inclura dans une tournée d’été avec Patachou et les Frères Jacques. Peu à peu, Brassens devient Brassens.
Pendant 29 ans, la légende se construit, une œuvre rencontre un public, d’abord marginal, puis, de plus en plus nombreux. De la censure idiote à l’unanimité suspecte, du scandale à la reconnaissance, de l’ours mal léché au nounours attendrissant, du pornographe au monument de la chanson française, de la mauvaise réputation à l’enterrement sous les honneurs, du ruisseau au dictionnaire, des « gros mots » qui faisaient honte à sa mère aux rues et collèges qui portent son nom, Brassens subit avec philosophie la métamorphose du succès qui, dans la mort, continue à embaumer sa mémoire et lui assure une postérité qui gomme peut-être un peu trop le côté dérangeant de son œuvre. Les trompettes de la renommée sont-elles toujours aussi mal embouchées ?
 S'il y a une actualité Brassens, il faut la chercher dans quelques chansons qui sont de véritables professions de foi, inspirées par son engagement auprès des anarchistes, juste après la guerre. Sa première chanson connue, "Le gorille" est un plaidoyer contre la peine de mort à une époque où les adversaires de la guillotine étaient tenus pour de dangereux irresponsables. Il reviendra d'ailleurs sur la question en 1976 avec le "curé de chez nous" qui crie "mort à toute peine de mort". La méfiance de Brassens envers la nature humaine sera une des constantes de son oeuvre. Il aime l'individu, il se méfie du groupe. Asocial, marginal,  "mauvaise herbe" marquée à jamais par "le déshonneur de n'être pas mort au champ d'honneur", sa place naturelle est aux côtés des proscrits, des "épaves", de tous ceux que "les gens bien intentionnés", exceptés les manchots, montrent du doigt.

Foncièrement rebelle à "sa majesté financière", il se sent proche des gens de peu comme le Pauvre Martin, qui "retournait le champ des autres" ou la "vieille de somme" qui "va ramasser du bois mort pour chauffer Bonhomme". Mais il déteste par dessus tout le chauvinisme des "imbéciles heureux" qui, au prétexte qu'ils "sont nés quelque part", ferment leurs portes aux visiteurs. Nous sommes tous cons, pense-t-il. Mais il y a ceux qui sont braves, et "ce n'est pas très grave"; et les autres, les "peaux de vache" qui ont "fait de la terre ce qu'elle est: une pétaudière".
Pour Brassens, l'ordre établi conduit à l'intolérance. Partout où il y a organisation sociale, il y a aussi rejet, exclusion de ceux qui sont différents, qui ne se fondent pas dans le moule. "Bande à part, sacrebleu !" chante-t-il, "sitôt qu'on est plus de quatre on est une bande de cons". Les foules lui font peur. Surtout les foules endoctrinées. Elles portent en elles le fanatisme et la haine qui conduisent à la violence et aux guerres.
"Mourir pour des idées" est pour lui la pire des absurdités. Les saints Jean Bouche d'or qui prêchent le martyre, les sectes de tout poil, les boutefeux qui conduisent les autres à la mort, au nom d'"idées n'ayant plus cours le lendemain", l'actualité nous montre qu'ils sont toujours là, increvables.
Tout le monde aime Brassens aujourd’hui. A droite, à gauche et ailleurs, on est Brassens comme on est Charlie. L’écoute-t-on vraiment ?  Plus que les autres thèmes chers au poète -la femme à la fois tant aimée (« Le blason », « Saturne ») et si mal comprise (« Misogynie à part », « Les casseuses »), les copains, la religion, la mort, les filles de joie, les cocus, les bourgeois, les flics, les gendarmes (« Moi je bichais car je les adore sous la forme de macchabées », proclame Hécatombe), des chansons comme « La mauvaise herbe », « Le pluriel », « Mourir pour des idées », « La visite », « Quand les cons sont braves » et bien d’autres, décrivant une époque qu’il n’aimait pas, retentissent dans la nôtre avec une vérité plus actuelle que jamais. Elles révèlent le fond de sa pensée et, tout en dénonçant avec un humour dévastateur, les dérives idéologiques, sociales et moutonnières du siècle, nous assènent cette vérité toute simple qu’on ne rend le monde meilleur qu’en devenant meilleur soi même.

« Gloire à qui n’ayant pas d’idéal sacro-saint
Se borne à ne pas trop emmerder ses voisins ».

 

Photo : Brassens vu pas Doisneau.

 

Publié dans CAUSE TOUJOURS…

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