Cabotinage

Publié le par Bernard Revel

C’était un temps où pour paraître, les hommes ne se sentaient pas obligés de se faire blanchir les dents, bronzer l’épiderme et teindre les cheveux. Enfin, cela existait, bien sûr. Mais ces pratiques là étaient loin d’être la règle. Dans les milieux intellectuels, elles étaient même bannies. Ce n’était pas forcément un temps meilleur, mais il était d’une certaine manière, du moins en ce qui concerne le monde des idées, moins hypocrite. Aujourd’hui, la coquetterie a envahi les rangs de la politique, de la littérature et même de la philosophie. Une longue carrière se bâtit sur l’apparence et rares sont les hommes publics qui ne succombent pas à la tentation de corriger l’outrage du temps par le recours à la chirurgie esthétique. C’est ainsi qu’on peut voir tel ancien ministre qui avait déjà pas mal de kilomètres au compteur dans les années 80, exhiber soudain une mine rajeunie, comme s’il était devenu son propre fils. On en oublie son âge véritable. Qu’un homme politique nous trompe ainsi sur sa propre marchandise, c’est navrant bien sûr. Cela jette un doute sur sa sincérité et ses promesses. Mais cela n’est guère étonnant.

J’ai toujours du mal, en revanche, à concevoir que ceux qui font profession de penseurs et sont censés nous donner quelques lueurs sur ce monde si compliqué, sombrent à leur tour dans de telles dérives. Prenez Bernard-Henri Lévy. Il est l’exemple caricatural du philosophe qui a fait de ses chemises décolletées et de son brushing le socle le plus stable de son système de pensée. Il peut raconter n’importe quoi, inventer des faits d’armes dont il est le héros, citer un philosophe qui n’existe pas, cela n’a pas d’importance. Il continue de parader avec sa morgue habituelle. L’apparence qu’il se donne et qui fait sa célébrité lui ouvre toutes les portes. Il n’est pas le seul dans ce cas. La philosophie est devenue un spectacle où triomphe souvent le beau parleur qui sait à la fois séduire (sans modération) et provoquer (mais pas trop).

L’autre jour, j’ai acheté à la librairie du Somail, sur les bords du canal du Midi, près de Narbonne, une édition originale des « Entretiens » de Paul Léautaud avec Robert Mallet, réalisés pour la Radiodiffusion Française en 1951. En feuilletant le livre, j’ai trouvé une coupure de journal qui servait de marque-page. Sous la photo d’un vieil homme appuyé sur sa canne et tenant un filet sous le bras, figure cette légende : « Le célèbre et original critique et homme de lettres Paul Léautaud, qui désirait assister à la réception de M. Fernand Grech, s’est vu interdire l’accès de l’Académie et a été évacué de la cour de l’Institut par un inspecteur ignorant son identité. Voici Paul Léautaud sortant de la cour de l’Institut suivi de l’inspecteur. » L’article ne dit pas la raison de l’expulsion mais, au vu de la photo, on la devine aisément. Léautaud est sans doute un exemple extrême. Pour lui, l’apparence n’importait guère. Cela n’empêchait pas ses idées d’être claires, profondes ni ses jugements d’être sûrs et sans concessions. C’était un autre temps, bien sûr. Les intellectuels paraissaient alors trop préoccupés par leurs pensées pour soigner leur mise. C’était peut être une pose, je ne sais. Sartre apparaissait en public avec des taches de café sur ses vêtements. Althusser portait parfois des chaussures attachées avec des ficelles quand il donnait ses cours à l’Ecole Normale supérieure. Quelle importance ? La négligence était signe de réflexion. Devenu célèbre grâce aux vingt-deux entretiens radiodiffusés en 1951, Paul Léautaud n’était pas dupe. Robert Mallet lui posa une ultime question : « Vous devez reconnaître que le progrès sert quelquefois à quelque chose puisque c’est grâce à la Radio que votre voix a pu pénétrer dans de nombreux foyers et vous faire connaître du grand public. » Réponse de Léautaud : « Vous appelez ça une forme de progrès ? (Rires.) Eh bien ! Voulez-vous que je vous dise : tout ça, au fond, c’est une forme de cabotinage ! » Depuis, le cabotinage a fait du chemin.

 

Cabotinage
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Publié dans CAUSE TOUJOURS…

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