La pièce montée

Publié le par Silviane Blineau

Sur la photo elle est tout de blanc vêtue. Disons : neigeuse.

Tu vas marcher doucement et, pour une fois, regarder où tu mets les pieds. Car attention, ma fille : derrière la mariée, mais surtout pas sur sa robe ! Bien que modeste, la traîne c'est la traîne, ça se respecte ! Ne va surtout pas rire tout haut, pas crier, pas te tortiller comme un petit singe.
On ajoute : et ton frère, arrête de lui faire coucou. Laisse-le en paix, il ne répondra pas à tes appels. Inutile, tu entends ? Aujourd'hui c'est lui, le marié.

Oh mais elle le sait bien, elle, qu'il aime ailleurs son grand frère. Elle la connaît, cette mariée, et de longtemps ! Lorsqu' ils marchaient main dans la main pour aller attraper le train de Nantes, ils la croisaient toujours, montée sur son vélo noir. Elle s'arrêtait, lui faisait les yeux doux et ils parlaient tout bas. Elle admirait le chic de ses chapeaux qu'elle décrivit un soir « avec un ruban couleur patate » lors de l'un de ses retours à la table familiale.

C'est ainsi que, dénoncé en toute innocence, il annonça son désir de fiançailles en rougissant jusque dans sa belle moustache noir-bleu.

Pour l'instant je suis ELLE. Cette elle de la photo. Mi-souriante mi-boudeuse. Fière de sa première robe longue, de ses cheveux impeccablement bouclés. Une première indéfrisable, ça vous marque, évidemment ! Et une jolie robe de voile blanc tout autant.
D'ailleurs tout est blanc sur le parvis de l'église : les chaussures, le gros nœud de ruban dans sa barrette, les gants, le petit bouquet rond et les gerbes de fleurs alignées, glaïeuls sévères, arums conquérants et oeillets rigides.
Je suis elle et c'est la noce. Une noce de campagne où les gens de la ville vont célébrer le bonheur de son demi-frère. Celui qu'elle aime de tout son cœur, autant que les jacinthes sauvages des sous-bois. Il est grand, brun de peau et de cheveux, sourire pulpeux et regard bleu clair autoritaire...

Elle, elle l'admire. C'est son modèle et elle essaie de tout faire comme lui...même pipi debout contre certains murs qui lui plaisent bien.

Il se trouve que leur mère a été gravement malade. Opérée, complications, fatigue. Et elle placée en nourrice dans ce coin de campagne où son grand frère est apprenti tailleur. Et où il s'est fiancé. Certaines fois il venait la chercher. Ils allaient tout deux à la gare prendre une micheline jaune et rouge et ils rentraient retrouver provisoirement leurs parents.

Là, pour la noce, elle est venue en famille dans la voiture de son père, une belle Traction-Avant chromée, la reine des voitures, disait son père, noire comme un gros coléoptère grimaçant. Arrivée très remarquée dans le village : pensez donc, des gens de la ville ! Ça, pour un beau mariage, c'est un beau mariage, disent les paysans à casquette et à moustache, costume noir et chemise empesée. Non non, le monsieur à lunettes cerclées d'or ce n'est pas le père du marié mais son beau-père. Exactement le mari actuel de sa mère. (Et mon père, à moi !)
Belle cérémonie à la mairie. Cortège sonore dans les rues du village en direction de l'église de pierre grise.

Nous voilà revenus au début du récit...

Elle s'échappe de la photo, laissant son photographe de père et son petit frère un peu surpris...
Moi, je ne suis plus Elle mais JE !

Messe grandiose me semble-t-il. Que de belles couleurs jouant dans les vitraux dont l'ombre tremble sur le dallage. Je suis dans un enchantement de fleurs et de musiques. Un parfum d'encens, des signatures, des félicitations. Quand est-ce qu'on va enfin pouvoir s'amuser ?
Je ne me souviens pas bien des autres enfants. Sauf du frère de la mariée. Lui, le grand, il me plaît et, fermant fort les yeux, je forme le vœu de le séduire. Etre promue fille d'honneur m'a, semble-t-il, donné du prestige. Venir de la ville aussi. Ma tenue élégante en a rajouté, sans parler de la voiture familiale ! Bref, rien d'impossible à mes yeux de gamine. Six ans, fiérote mais un peu coincée malgré tout...

Fin des photos. Le cortège se reforme . Bras-dessus bras-dessous nous voici en route pour la salle du banquet. Immense, à mes yeux. On est entre nous : on se présente, on s'embrasse (ici on se bise plus exactement), on se félicite, on commence à plaisanter » Ah, dis-donc, le marié y va pas s'embêter, ce soir » C'est bruyant.

Avec mes habits de princesse me voilà piégée. Jamais on ne me laissera jouer dans la cour avec les autres. Entassements de poutres, de ferrailles, buissons d'orties aux pieds des lilas défleuris. Plus loin, caquètements de basse-cour et ruades de lapins dans les clapiers sombres. Une souris verte qui courait dans l'herbe...chante une voix fluette.

Dans la grange, de longues tables en bois sont alignées. Nappes blanches, fleurs et franges de lierre, apéritif à n'en plus finir. Chic ! Nous, les enfants, avons droit à une lichée de champagne et du bon encore pour vous, les garnements ! Un peu embué, mon regard s'égare entre mon frère chéri, très entouré, et celui de la mariée qui ne fait aucun cas de moi. Je me trémousse, dépitée, tire sur ma robe, tâte les boucles châtaignes de mes cheveux et me mords les lèvres pour en aviver la couleur. Mon père s'approche de moi et me glisse dans l'oreille : « ne t'en fais pas, ma jolie, ce soir c'est avec toi que je vais danser... »

Le repas pantagruélique se déroule à la petite vitesse des plats et des crus. Me reste un souvenir esthétique pour l'énorme langouste en belle-vue. Les heures passent. J'ai mal aux pieds ( chaussures neuves) et au cœur (surabondance de mayonnaise).

En ce temps la plupart des repas de fête se terminaient par des chansons.
Chacun donnait ce qu'il pouvait donner, parfois sifflé, souvent très applaudi. Il fallait avant tout s'amuser. Il y avait aussi les diseurs, dont était mon joyeux père, attendu pour sa verve et son humour.
Donc, on récite, on dit des blagues, on chante tandis qu'arrive la majestueuse pièce montée, sous les applaudissements gourmands.

J'ai un grand faible pour les choux à la crème.

C'est à mon tour de monter sur une chaise pour chanter et, ne voulant surtout pas perdre de vue la distribution des parts de dessert, j'accepte. Voilà, d'une voix pas très assurée j'ai interprété « Jolie meunière »... Un adulte, amusé, m'interpelle : hé, la gamine, encore une chanson ! Je dis non. Moi je veux manger mes choux à la crème et basta ! Encore un mot du langage fleuri de mon père... walou, pas bézef, mektoub, et tant d'autres qui m'enchantent.

Mais tu vas l' avoir, ton dessert. Et si je te disais, moi, qu'après la deuxième chanson, on va te redonner une part de la pièce montée ?

Alors là ! Ni une ni deux, je remonte sur la chaise et j'entonne « Etoile des Neiges ». Ah ah, quel triomphe ! Mon visage s'éclaire d'un très large sourire en cet instant.

Sauf que la distribution est terminée.

 

La pièce montée

Publié dans ESSEBÉ

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